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Photo du rédacteurLaurent Puech

Complotisme et protection de l'enfance : inquiétantes convergences

Dernière mise à jour : 5 mai 2021

L'affaire de l'enlèvement de la jeune Mia a mis à jour non seulement les croyances complotistes de sa mère, mais aussi l'imprégnation de ces croyances par un groupe et les effets de passage à l'acte auxquelles elles peuvent mener (1).


Par ailleurs, depuis quelques temps, nous avons appris à connaître le mouvement Qanon. Cette théorie et mouvance est partie des États-Unis. Parmi les différentes affirmations que ce mouvement diffuse, la plus connue est probablement celle qui prétend que "les élites, en particulier des vedettes d'Hollywood et des personnalités du Parti démocrate, sont coupables d'abus sur des enfants et en prennent du sang pour en extraire une substance qu'elles considéreraient comme une cure de jouvence".

Ce discours trouve quelques relais dans le monde et en France. L'affaire de l'enlèvement de Mia a montré l’imprégnation de ce type de discours et ses répercussions.


"Même si nous ne sommes pas aux États-Unis, il y a un climat en France qui est nerveux, qui bouillonne", explique Véronique Campion-Vincent, spécialiste des légendes urbaines et théories du complot et autrice de La société parano.. "Il existe un réservoir d’insatisfaits du système, et les théories qui vont inclure une dimension liée à l’enfance leur parlent rapidement".


Mobilisations autour de placements qualifiés d'"abusifs"


Et en effet, ça bouillonne.

Par exemple, voici un visuel que l'on peut trouver sur la page du site https://ricochets.cc/placements-abusifs-et-inverses-par-les-tribunaux-de-Nimes-Ales-et-Mendes.html (lien vérifié le 2/5/2021) :




Cette page, datée du 21 mars 2021, est consacrée aux "Placements abusifs et inversés d’enfants par les tribunaux de Nîmes, Alès et Mendes". On y trouve une série de témoignages de parents dont les enfants ont été confiés à l'aide sociale à l'enfance suite à une décision judiciaire. Y figure un appel à se rassembler devant le tribunal d'Alès, pour soutenir la grève de la faim d'une des mères concernées par ces placements.


Ces affaires sont aussi relayées sur un site au nom explicite : Pedopolis. Voici comment il se définit : « Pedopolis archive les documents disponibles publiquement concernant la pédocriminalité, et plus largement sur les thèmes et autres sujets qui peuvent enrichir l’étude (occultisme, controle mental, dégénérescence de la société, réseaux de pouvoir …)".


En la matière, un autre site internet est particulièrement explicite : Rendeznousnosenfants.org Parmi les textes qui y sont publiés, celui intitulé "comment les conseils départements font du trafic d'enfant tout en exterminant les enfants français de souche, DOM TOM, européens et africains ?" est particulièrement remarquable par la forme d'argumentation qui y est développée.


Je proposerai plus loin quelques exemples plus précis des contenus complotistes de ces sites. Je veux avant rappeler et souligner la sensibilité d'une décision de placement d'enfants pour les mettre à l'abri d'un cadre familial dont les éléments indiquent qu'il ne permet pas momentanément ou durablement d'assurer un ou des besoins essentiels au développement de l'enfant, ceci jusqu'à le mettre en danger.


Contester une décision de placement n'égale pas "complotisme"

Dans toutes ces affaires et ces témoignages de parents d'enfants confiés à l'aide sociale à l'enfance, il y a d'abord de la souffrance et de l'incompréhension. Une telle décision judiciaire est une effraction dans l'espace privé et intime, qui atteinte l'image de soi et son image sociale, mettant le plus souvent à mal les parents. Même quand elle est fondée et nécessaire. Et il peut arriver que cette décision ne soit pas suffisamment fondée, qu'elle résulte d'une forme de précaution qui peut se révéler excessive, disproportionnée. C'est un fait que la jurisprudence montre tout comme, par exemple, les résultats des affaires sur lesquelles l'association Adikia est mobilisée. Son excellent travail de contestation d'expertises sur la base de contre-argumentation quant à la validité des diagnostics montre que parfois, il y a une décision de placement qui était basée sur une erreur d'interprétation de données. Pierre Verdier, avocat engagé pour la protection des enfants et la défense du droit des enfants et parents, peut témoigner aussi de quelques décisions qui ont été invalidées devant des juridictions d'appel.


Mais ni Adikia, ni Pierre Verdier, et de nombreux parents qui contestent la décision de l'autorité judiciaire, ne versent pour autant dans le complotisme.


Examinons donc ce qui distingue une approche complotiste d'une simple critique rationnelle.


La jonction entre vision complotiste et protection de l'enfance


Qu'est-ce qu'une vision complotiste ?

Sylvain Delouvée, psychosociologue propose une définition simple de ce qui fonde un regard complotiste :

"Pour le dire de manière la plus simple possible, une "théorie du complot", c'est un récit un peu particulier dans lequel on retrouve toujours le même protagoniste qui serait à l'origine des événements qui se produisent. Ce ou ces protagonistes correspondent à un groupement d'individus qui agissent dans l'ombre avec des intentions malveillantes. C'est une histoire dans le sens où c'est une fiction. (...) c'est une histoire que l'on se raconte, que l'on élabore en échangeant, que l'on précise, que l'on modifie, que l'on fait évoluer au gré des discussions mais qui a chaque étape considère toujours que la version officielle cherche à nous induire en erreur, et à nous cacher le véritable rôle d'un petit groupe d'individus."


Le chercheur en neurosciences Sébastien Dieguez nous rappelle que, "Mise à nue, une théorie du complot ne fait rien d'autre que d'envisager une intention secrète comme la véritable explication d'un événement marquant", et que dans la vision complotiste, "les conspirateurs sont perçus comme une entité unique et homogène et mue par un seul besoin, un seul désir, ainsi qu'une conviction inébranlable en sa capacité de la réaliser" (Total Bullshit ! Au coeur de la post-vérité, PUF 2018, pages 266-267).


La vision complotiste est donc l'interprétation d'événements considérés comme importants par l'attribution d'une intentionnalité malveillante masquée à un groupe disposant d'un pouvoir. L'existence d'un tel groupe avec ces attributs est un postulat, donc par définition non-démontrable. Il est pourtant la condition de la pseudo-démonstration de "validité" de la vision complotiste.

C'est ce postulat qui va permettre de relier des points vérifiés ou pas, réalistes ou fantasques, sourcés ou non-sourcés, subjectifs ou objectifs, pour donner à chacun l'apparence d'une "preuve". Ce que le sociologue Gérald Bronner (La démocratie des crédules, PUF 2013) appelle un mille-feuille argumentatif, où chaque élément peut être fragile, voire inconsistant, mais s'additionne aux autres éléments, constituant autant de couches au mille-feuille qui s'épaissit un peu plus. Non seulement la quantité d'éléments donnés en rend difficile la vérification (trop nombreux, cela demanderait énormément d'énergie) et du fait du nombre d'arguments, il peut aisément naître l'idée qu'il y a peut être du vrai dans cette affaire... "Tout ne peut pas être faux", "il n'y a pas de fumée sans feu", etc.


Quelques traces de récits complotistes


Les trois exemples donnés plus haut regorgent de ce qui fonde cette vision complotiste.

  1. Le visuel sur la page du site https://ricochets.cc/placements-abusifs-et-inverses-par-les-tribunaux-de-Nimes-Ales-et-Mendes.html annonce la couleur dès le titre : "Réseaux pédocriminels d’État" "Plus que de simples erreurs, une véritable volonté de nuire aux enfants victimes". Et une série d'accusations qui s'empilent : accusations de faux rapports, fausses ordonnances, abus sexuel et sexualisation des enfants en présence de certains magistrats, rituels sataniques... Un alignement de points censés montrer l'existence de ces réseaux (cinq catégories d'institutions sont ciblées) pédocriminels (criminalité à caractère sexuel à l'encontre des enfants), et des noms d'affaires en nombre pour conclure le document. A noter que l'on trouve aussi sur cette page, dans une partie sobrement intitulée " LE BUSINESS DU SOCIAL OU L’ENFANT MARCHANDISE ", un des vieux fantasmes de l'accusation contre les placements d'enfants : le fait que cela rapporterait de l'argent aux institutions, et que donc, ce serait une affaire financière de placer un enfant. La réalité, connue de tous ceux qui s’intéressent au système de protection de l'enfance, c'est que la charge financière que représente l'aide sociale à l'enfance est un gouffre financier que les conseils départementaux rêvent de voir diminuer.

  2. Sur le site Pédopolis, on trouve de multiples et "beaux" exemples de mille-feuilles argumentatifs conspirationniste tels que celui-ci directement inspiré de Qanon : https://pedopolis.com/2020/03/17/le-viol-rituel-le-sacrifice-denfants-et-lutilisation-de-ladrenochrome-sont-ils-une-theorie-du-complot/

  3. Enfin, le site Rendeznousnosenfants.org est l'incarnation d'une vision complotiste sans finesse aucune : manifestement, là, on fait dans le brutal et la perte de rationalité semble emporter tout sur son passage. En première page on y trouve d'emblée cet avertissement :

On s'y plaint de poursuites judiciaires sans quitter le mode-complotiste :

Et on y appelle aussi à l'usage de la force.


Jusqu'à l'usage de la force ?


L'appel à l'usage de la force, ici direct, est d'ailleurs un élément à ne pas négliger pour les travailleurs sociaux et plus largement ceux qui participent aux missions de protection de l'enfance. Des agressions contre les professionnels de la part de quelques parents refusant le placement de leurs enfants nous montrent que ce risque de passage à l'acte n'est pas résiduel. Lorsque l'on se sent agressé, et que l'impression de ne pas pouvoir se défendre s'installe, l'agression-défensive peut constituer l'ultime réponse pour espérer changer les choses. Adaptative, cette réponse n'est pourtant pas adaptée. Elle produit systématiquement le contraire de ce que souhaite le parent, en augmentant l'inquiétude des professionnels envers ces parents quant à leur capacité à offrir un cadre sécurisé pour leurs enfants.


Mais la vision complotiste donne un sens à tout ce qui arrive à des parents et enfants. Elle leur dit que ce n'est pas une affaire individuelle mais un système de puissants qui en veulent à leurs enfants, qui vont les maltraiter de façon atroce. Cette vision, partagée par d'autres parents ou collectifs, affirme que ces mêmes parents, décrit comme dangereux par le "système" sont en fait les victimes de ce système. Plus encore, ils sont les derniers protecteurs de leurs enfants. Le basculement de statut ainsi proposé est séduisant et peut se résumer en une phrase caricaturale : vous n'êtes plus de "mauvais parents" mais des victimes d'un "système mauvais". Pour certains parents, la tentation de l'action violente peut se nourrir de la fiction que propose le récit complotiste.


Dans un article de 2019 consacré aux possibles liens entre complotisme et violence, Sébastien Dieguez note que "la défiance et le sentiment d’impuissance propres à la mentalité conspirationniste pourraient également impliquer, presque mécaniquement, une attraction pour la contre-offensive par des moyens présentés comme illégitimes par ceux qu’elle désigne comme des conspirateurs. Avec, naturellement, la morale de son côté, puisqu’il s’agit de rétablir la justice et la vérité." A partir des résultats d'une première étude consacrée directement à ce possible lien, il conclue prudemment : "Le complotisme de « monsieur tout le monde » n’a donc rien d’anodin. Ses effets ne sont sans doute pas aussi visibles et spectaculaires que chez les groupes et individus fortement radicalisés, mais il semble agir insidieusement, et sur la durée, pour créer une image si négative de la vie en société qu’aucun moyen d’action pacifique et démocratique ne semble plus opérant pour améliorer le sort des individus, et ouvre donc la porte à d’autres approches moins conventionnelles, et potentiellement violentes. Le sentiment d’impuissance sociale et la perception de la politique comme un univers distant, corrompu et inopérant ne peuvent évidemment pas se réduire au seul complotisme, mais de plus en plus, celui-ci apparaît comme une composante non négligeable de l’équation mortifère qui conduit certains individus à commettre l’irréparable."


Vers une séduction grandissante du complotisme ?

L'affaire de la petit Mia peut agir comme un révélateur pour le travail social et plus largement pour tous les acteurs de la protection de l'enfance. Les réseaux sociaux et la démocratisation de l'accès à internet, doublé d'une culture pas assez développée de la valeur des sources et données que l'on peut y croiser, sont un fait contemporain majeur. Là où, par le passé, un parent voyait d'abord une erreur dans la décision de retrait de ses enfants, il trouve aujourd'hui facilement un récit concurrentiel avec la thèse de l'erreur : celui d'une attaque organisée, d'une atteinte intéressée à son enfant.


Travailler avec les parents d’enfants confiés à l'ASE est délicat. L'accompagner dans ses droits dans ses rapports aux institutions judiciaire et sociale est ce qui peut permettre de provoquer un changement, lorsque la décision est insuffisamment fondée, trop empreinte de précautionnisme. Faire entendre sa voix, être accompagné d'un avocat, faire appel d'une décision, etc. Il existe des possibilités de dénoncer une décision si elle est injuste. Mais comment accompagner des parents qui ont construit un récit inspiré du récit qu'offre la vision complotiste ? Comment leur permettre d'identifier à quel point ce récit et les comportements qui vont en découler, peuvent ajouter à l'inquiétude des travailleurs sociaux, des magistrats ? Convaincre du caractère faux des affirmations complotistes est peu opérant, surtout lorsque le discours provient de ceux qui sont considérés comme faisant partie du complot.


Il va donc probablement falloir intégrer dans nos réflexions ce fait grandissant considérable (2) : la convergence de certains parents qui souffrent d'une décision judiciaire et dont la façon de penser est sensible à des fictions qui racontent un monde terrible pour leurs enfants que l'on vient de leur "enlever".






(2) A lire aussi sur ce sujet, sur le site du Média Social, la Tribune du 3 mai 2021 de Laura IZZO, éducatrice spécialisée exerçant en AEMO, et qui aborde cette question du complotisme en protection de l'enfance : La protection de l’enfance face au complotisme


2 Comments


NICenPE Enfance dite Protégée
NICenPE Enfance dite Protégée
Jun 06, 2022

Vous évoquez le fait de faire appel lorsque la décision de placement parait infondée ou inadaptée. Or, la justice, qui est trop souvent en dessous de tout en 1ère instance, est, hélas, de plus en plus frileuse en appel : arguments des parents ignorés (ou survolés), corporatisme, ... Les chambres spéciales des Mineurs confirment bien trop souvent la 1ère décision. Et quand elles tentent d'engager des modifications qui favoriseraient la levée rapide du placement , elles ne sont pas suivies, ni pas les services sociaux, ni même par le Juge de 1ère instance. La réalité, c'est celle là : en laissant des enfants et leurs familles sans action possible, sans aucun dialogue et sans voie de recours solide, justice et…

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Laurent Puech
Laurent Puech
Jul 18, 2022
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Je partage en partie votre regard sur les absences de voies suffisantes de dialogue, de prise en compte, auxquels j'ajouterai aussi le temps et les moyens (nous savons que ceux de la justice sont insuffisants au quotidien et que ça peut avoir des effets délétères dans l'examen des dossiers). Les décisions en appel peuvent aussi être fondée, rappelons-le aussi. Je partage aussi le fait que l'absence de prise en compte peut générer un maintien de décision car la situation relationnelle se tend. Et quand elle se tend, l'inquiétude des professionnels a tendance à augmenter. Le renouvellement de mesure n'est alors pas tant un "alibi" qu'un effet de cet enchainement.

L'enjeu aujourd'hui, en tout cas celui qui m'intéresse, est d'arriver à…

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